2 : À bord du Sangcuivré
La cabine de Jean-Boniface disposait de tout le confort rêvé… pour une personne ordinaire. Dans son cas, cet étalage de luxe le dérangeait plus qu’autre chose. Maintenant que tout était propre, il pouvait certes profiter du sofa, de son lit à baldaquin aux tentures noires ; mais à quoi bon tant d’ostentation ? Une simple paillasse aurait suffi. Il ne cracha pas sur le bain toutefois. Se prélasser dans une vaste baignoire en porcelaine aux guillochis d’or, augurait un faste qu’il retrouverait certainement à l’Académie.
Jean-Boniface ferma les yeux en savourant les herbes relaxantes de son ablution, indifférent à la somptuosité ambiante.
*
Jabun heurta une fille d’assez petite taille. La peau flavescente, des yeux rouges en amande, des macarons poil de carotte coincés sous des fichus blancs ; elle le défiait du regard.
– Tu ne pourrais pas faire attention où tu vas ?!
Vêtue d’une courte robe verte et jaune, ses ballerines noires laissaient supposer qu’elle n’avait pas de paire de chaussures assorties. Jabun glissa une main contrite sur l’arrière de son crâne.
– Désolé, je n’ai pas vu… Je regagnais ma cabine.
– Quoi ? Ici, tu es dans le wagon de la Maison du Chat Noir…
– Oui, je suis un nouvel Élève.
– Attends, tu sais qu’elle est vide depuis 3 ans ?
– Oui, mais cette année on a un Professeur.
La jeune fille sautilla sur place.
– Quoi ?! C’est vrai ?! C’est génial ! – elle lui tendit la main – Je m’appelle Mei-Lin, j’ai 13 ans !
Jabun la serra, ou plutôt, se laissa broyer la main. Cette gamine avait de la poigne.
– Et moi Jabun, j’ai 17 ans.
– C’est la première fois que tu viens alors, comme moi. Il y a un examen à passer. Je suis un peu nerveuse, mais je suis sûre que ça va aller !
– Oui, y a pas de raison !
Lui qui n’avait aucun pouvoir s’obstinait à rester positif.
Le wagon du Chat Noir déployait une moquette noire soyeuse. De superbes portes dorées égayaient ce lieu plutôt sombre. Les écriteaux qui indiquaient le nom des occupants brillaient d’un éclat rouge. Jabun demanda :
– Quasiment toutes les cabines n’ont pas de nom. Celle-là, par exemple, on voit le trou des vis dans la porte, comment ça se fait ?
– Ah, c’est la cabine de Fauster… Abygaël m’a dit qu’ils reviennent tous les deux chaque année.
– Du coup, ils sont Élèves, pas Aspirants ?
– Apparemment, ils étaient en 1ère année avec Jean-Baptiste Delafonk il y a 3 ans.
Jabun ne prêta nulle attention à ce détail.
– Mais, pourquoi il a décroché son nom de la porte ?
– Il a peur des gens. Je dirais même, du monde extérieur. C’est compliqué pour lui.
– C’est triste…
Il partit toquer à sa porte.
– Hey Fauster !
Mei-Lin se crispa.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?!
– Ben quoi ? J’apprends à le connaître.
Elle articula plus bas :
– Il a miné sa chambre…
– Quoi ?!
– Je viens de te le dire, il a peur des gens… Fais attention…
Jabun lâcha la poignée de la porte, par précaution. Il se racla la gorge.
– Hem ! Fauster, on ne se connaît pas encore. Je suis ton nouveau camarade de classe. Cette année, nous avons un Professeur pour nous apprendre la Magie Noire.
Une petite voix pépia :
– C’est vrai ?... Nous avons un enseignant ?...
– Oui, le fils de Jean-Baptiste.
Il y eut un lourd silence. Jabun l’appela.
– Fauster ?
L’intéressé rétorqua d’une voix éteinte et nerveuse :
– J’ai entendu. Merci de m’avoir informé.
– De rien, c’est normal. Je te dis à plus tard ?
L’apprenti Marabout tourna les talons, soulagé. Aucun piège ne lui avait pété à la figure…
Fauster ne relâcha ses épaules que lorsque le couloir fut vide. L’intérieur de sa cabine ressemblait déjà à un capharnaüm. En à peine quelques heures, il avait éparpillé ses affaires en tous sens. Chaque année se déroulait de la même manière, et ce, depuis… Depuis…
Les flammes envahirent sa mémoire. Il devait absolument s’occuper l’esprit pour ne pas penser. Anesthésier son cerveau autant que possible…
Ingrédients de sa potion énergétique : ½ litre de yannoh. 4 cuillères de racines de Mayul broyées. 1demi-cuillère de ginseng. Quelques baies d’Akwana. 1 cuillère de guarana. 2 cuillères à soupe de miel. Une plume de Calao, à retirer une fois la macération terminée.
La vision de Fauster se troubla tandis qu’il se remémorait ses propres mots. « Mais, Professeur, un demi-litre, c’est beaucoup trop… » Jean-Baptiste lui avait répondu en souriant : « Une boisson chaude, ça se boit à plusieurs. Je suis gentil, je vous ai donné la recette simplifiée, réservée aux petits comités. Normalement, j’ajoute encore 3 ingrédients et j’invite plein d’amis ! » Le visage de Fauster s’éclaira. Aucune cicatrice ne le balafrait à ce moment-là…
Mais il avait fallu… que tout brûle… Que tout bascule… JB n’avait pas tenu ses engagements…
Il inspira, expira. Se rappela de la Danse d’Apaisement que leur Professeur leur avait enseigné. Il la connaissait parfaitement, mais ne souhaitait pas la remettre en pratique. Fauster devait tirer un trait sur le passé… Mais il n’y arrivait pas… Qu’était devenu Ithal ? Avait-il survécu à la Grande Guerre ?...
Le jeune homme s’efforça de s’absorber dans des calculs complexes. Voilà, il se sentait déjà mieux…
En revanche, ses repas posaient problème. Il désirait manger dans sa cabine. Mme Effraie pensait la plupart du temps à lui amener son plateau, mais il arrivait qu’elle le dépose devant une autre chambre vide, par accident. Et lorsque Fauster partait le chercher, il ne restait plus rien, quelqu’un mangeait tout, mais nulle trace du malfrat qui volait sa ripaille…
Le teint hâve, Fauster semblait malade, sans l’être pour autant. Il coiffait ses cheveux de sorte qu’ils cachent complètement son œil droit et tombent sous son menton. Son œil rouge cerné bougeait sans cesse, au moindre son. Le stress intense qui l’habitait aurait pu alimenter une centrale. Les genoux enveloppés entre ses bras aux manches trop longues, il oscilla légèrement. Son ventre vide gargouillait. Bientôt, il ferait un vrai repas…
Le Sangcuivré était un train unique en son genre. Une locomotive, 16 wagons luxueux se départageant les Maisons Majeures à l’étage supérieur et les Mineures à l’inférieur. Elle disposait également d’un bar, d’une bibliothèque et de trois wagons-restaurants. Le dernier wagon demeurait vide. Il servait parfois à régler un conflit via un duel de Magie, car deux semaines complètes s’avéraient longues et certains Élèves venaient même de plus loin.
Sa teinte cuprique captait les faisceaux écarlates du couchant, l’inondant de mauvais augure pour les superstitieux. En réalité, nul ne savait si le cuivre était le seul matériau utilisé durant sa confection… Ou alors, les initiés le taisaient. Des rumeurs prétendaient que ce train connaissait le goût du sang, d’où son nom. D’autres encore affirmaient qu’un ou deux Élèves de Maisons Mineures disparaissaient durant le voyage. Pauvres et insignifiants, qui aurait pu les pleurer ? Ces mêmes ragots arguaient que c’étaient des Élèves sans famille, que nul ne réclamerait. Oui, la méfiance se hissait à bord du train. Mais suffirait-elle à les prémunir contre les réels dangers qui les attendaient ?...
Du soir, quand Jabun quitta sa cabine pour se rendre au réfectoire, il trouva une pierre précieuse dans le wagon du Loup Améthyste. Chaque wagon abritait une Maison différente, et il fallait les traverser pour se rendre à la bibliothèque d’appoint, le bar ou encore le réfectoire.
C’était une petite améthyste qui avait roulé sur la moquette aubergine. Il s’en empara et la rangea. Ce n’était pas vraiment du vol. Quelqu’un l’avait égarée et s’il la revendait, il pourrait se faire un peu d’argent. Ou encore s’en servir… Mais il ignorait comment.
Les trois wagons-restaurants se départageaient ainsi :
1er wagon : Maison de la Tortue Émeraude, Maison du Chat Noir, Maison de l’Écureuil Guimauve et Maison du Cerf Automnal.
2ème wagon : Maison du Lion Écarlate, Maison de la Chouette Indigo, Maison de l’Hermine Immaculée, Maison de l’Alicorne Irisée.
3ème wagon : Maison du Loup Améthyste, Maison du Renard Vespéral, Maison du Serpent d’Or, Maison du Lapin Argenté.
En raison des dissentions entre certaines Maisons, Mme Effraie avait dû réviser l’emplacement des tables intelligemment.
Jabun hasarda ses pas parmi les 3 wagons. Certaines tables demeuraient vides, les derniers passagers monteraient à Pelliwick, la dernière escale avant de se rendre à Melith Harven. Quelques Élèves discutaient de décoration. Initialement, les nappes devaient se raccorder aux Maisons respectives, mais suite à de nombreuses plaintes, de changements au sein des wagons ; Mme Effraie en avait eu marre et opté pour des nappes crème uniformes. Élégantes, plus besoin de s’arracher les cheveux pour tout réorganiser… De minuscules vases agrémentaient les tables, sans gêner le service. Chaque wagon-restaurant disposait de quatre tables larges, savamment agencées. Autour de chacune, dix chaises pour les Élèves et une plus altière pour leur enseignant. C’était convivial et fastueux. Des rideaux pourpres et or encadraient un paysage encore désertique. Toutefois, les tables plus petites bénéficiaient d’un confort sommaire, réservées aux postulants sans Écusson.
Jabun frissonna en traversant le deuxième wagon-restaurant. À une des tables était juchée une femme de taille moyenne, très musclée, la peau si blanche qu’elle semblait presque décolorée. De même pour ses cheveux en pétard. Un maquillage criard soulignait ses yeux bleu délavé. Les lèvres d’un rose très discret ne souriaient pas, au contraire. Elle, ainsi que tous ses Élèves, arboraient des peaux de bête, de la fourrure. Hostiles, ils ne ménageaient pas leur effet.
« La Maison de l’Hermine Immaculée… » songea Jabun. Une bestiole agressive qui leur correspondait bien. Il conserva son regard bien devant lui pour éviter une probable altercation. Harold ne cacha pas son dégoût à sa vue. Qu’avait-il contre les gens de couleur ? Il y avait bien une fille noire dans la classe de Conderina, il imaginait sans peine ses jérémiades auprès de Mme Effraie pour la faire expulser. Il sourit, elle était encore là. Il fallait qu’elle le reste et que les mentalités changent.
Le troisième wagon, enfin ! Son mentor n’était pas là puisque Ludivine l’avait invité à dîner dans sa cabine. Elle allait être très déçue… En attendant, il s’assit, salua Mei-Lin et la jeune femme à l’air patibulaire. Celle qui portait un Écusson quitta la table du Chat Noir pour le rejoindre à celle des candidats. Il énonça :
– Bonsoir, moi c’est Jabun. J’ai 17 ans.
La fille aux yeux bleus à moitié fermés, la bouche ouverte, le regarda. Des nœuds rouges accrochés sommairement retenaient ses cheveux mauves. Elle avait le visage carré.
– Bon…soir… Je suis… Abygaël… J’ai… 16 ans…
– Waw, tu dors encore ?
– Je fais… plusieurs siestes… par jour…
La guerrière se curait le dessous des ongles avec un de ses couteaux.
– Et moi c’est Aguarenne, j’ai 30 ans.
Elle avait une voix de contralto.
– L’Académie accepte les Élèves à tout âge ?
Élancée, vêtue d’une tunique de cuir lestée de courroies, elle jeta sur lui des yeux bleus très froids. Les cils d’un blond éclairci par la mer, les cheveux tressés serrés à la racine, le teint hâlé, les pommettes très prononcées ; elle tapota ses ongles contre la lame.
– Est-ce une pique que tu m’adresses ?
Jabun leva les mains.
– Oh non, pas du tout ! Je suis content qu’on puisse entrer quand on veut.
– Ouais, c’est pas dit. Mais j’ai un bon CV.
– Ah oui ?
– Je suis plutôt douée en poisons et en assassinats.
– Euh… Je ne crois pas qu’on nous forme pour ça…
– Bien sûr que si. Qu’est-ce que tu crois ? Il y a eu de grandes guerres entre les Maisons. Il y a 3 ans, elles ont été divisées en Maisons Majeures et Maisons Mineures.
– Ah bon ?
– Une longue histoire. En tout cas, ça a fait plein de morts.
Anxieux, Jabun but un peu d’eau. Il attaqua son melon garni de charcuterie avec appétit.
– Fauster ne vient pas ?
Abygaël répondit :
– Non… Il n’aime pas… la foule…
Lors de cette chaude soirée du Lion Écarlate, Mme Effraie se trompa de cabine et amena le plateau devant une autre. Cette fois, Fauster prit les devants et rentra aussitôt. Le nain reposa sa main potelée qui allait s’emparer du melon. Trapu, des éphélides sur le nez et les joues, ridé, des cheveux roux frisés et des yeux noisette scrutateurs, la lèvre supérieure pointue ; il dévisagea son hôte. Fauster s’emporta :
– C’est toi qui voles mes repas !
– Moi, moi… Je n’y suis pour rien si Mme Effraie se trompe de cabine !
– Et tu ne t’es pas dit que j’avais faim ?!
– C’est mon cas aussi, gamin.
– Qui es-tu ?!
– Je suis Anatole, de la Maison du Chat Noir. Enfin, j’étais. Mais je n’y suis pas retourné depuis 6 ans.
– Alors que fais-tu ici ?!
– Je vis à l’œil. Je n’ai plus de quoi payer ma piaule et mon groupe de musique ne me rapporte pas assez. Bref… Tu es Fauster, c’est ça ?
– Oui…
– Je vis dans ce train depuis tout ce temps. Je suis pote avec le personnel. Parfois je danse pour leur donner du courage.
Fauster ordonna d’une voix assez basse :
– Rends-moi… mon repas…
Son ventre gargouilla sur ces mots. Anatole ouvrit de grands yeux.
– En fait, tu es vraiment affamé…
Tremblant, Fauster s’empara du plateau, manqua le faire tomber. Anatole s’écria :
– Ola ! Laisse-moi le porter.
– Non merci ! Je peux m’en sortir tout seul !
– Tu sais que si tu fais tout tomber, tu ne pourras rien avaler au final. Tu devrais manger tranquillement dans ma chambre.
– Je n’aime pas la compagnie…
– Pourtant tu es venu.
– Je n’ai pas eu le choix…
– Allez, assieds-toi, mange.
Les jambes flageolantes, Fauster se résigna. Il but et grignota la miche de pain avant de s’attaquer au melon, sans la moindre grâce. Il ressemblait à un animal aux abois.
– Moi qui me plaignais d’avoir faim ! – railla Anatole.
– Hem ! En fait, c’est parce que je suis petit. – Fauster l’ignorait en se bâfrant de lentilles et saucisses – Personne ne me remarque. Puis je crois que c’est un don, je suis très discret. Je peux être dans la même pièce que d’autres gens sans qu’ils s’aperçoivent que je suis là.
Des lentilles humides plein le menton, Fauster réalisa qu’il n’avait vu personne quand il avait regardé dans la cabine. En fait, le nain était bien là, mais il ne l’avait pas vu… Il avala la saucisse rosée en 3 coups de dents. Ses cernes témoignaient de longues nuits d’insomnie. Anatole le prit en pitié. Vu son appétit, il n’avait pas dû manger depuis un bon moment. Un sans le sou comme lui ?
– Eh, gamin. Tu as une maison au moins ?
– Ça ne te regarde pas…
– Je vois… Eh bien, ravi de te connaître…
Un coulis de fraises et de framboises sur lit de yaourt constituait le dessert. Fauster le goba presque, manqua s’étouffer avec le bâton de cannelle.
– Ah, ça, c’est décoratif…
Fauster toussa, mâcha mieux et l’avala. Anatole siffla.
– Eh ben ! Écoute, si t’as besoin d’une autre ration, je peux aller t’en chercher.
– Je peux me débrouiller seul…
– T’es du genre solitaire, j’ai compris. Mais parfois, faut accepter l’aide qu’on te tend.
Les yeux érubescents du jeune homme se plantèrent dans ceux de son aîné.
– Personne n’offre son aide gratuitement… Jamais… Ce sont des pièges, pour mieux écraser les autres…
– Ouais, je vois… T’es tombé sur des connards en puissance qui t’ont détruit…
– Ma vie ne concerne que moi… – il se leva – Et que je ne te reprenne pas à manger mon repas…
Les sourcils broussailleux d’Anatole montèrent bien haut.
– Ah ça non, vu ton état, je préfère encore te filer ma part.
Fauster jeta un sort de Ténèbres mineures. Un cri fendit le petit miroir accroché dans la cabine.
– Garde ta pitié…
Il repartit, d’abord dignement, puis en se voûtant craintivement dans le couloir.
– Mon miroir… – gémit Anatole.
*
Quand Ludivine ouvrit à Jean-Boniface, elle portait un déshabillé de soie moirée qui exhibait son corps voluptueux, à damner le plus solennel des pénitents. Mais, la seule réaction du Marabout fut :
– Tu dois avoir froid comme ça, tu devrais enfiler quelque chose de plus chaud.
– Je n’ai pas froid, je te rassure…
– Bon, si tu le dis.
Elle avait illuminé sa cabine à l’aide de bougies. Les rideaux étaient fermés même s’il ne faisait pas encore nuit. De douces odeurs sucrées flottaient.
Voyant que Jean-Boniface ne touchait pas à son repas, Ludivine mangea la première.
– Ce n’est pas empoisonné !
– Vaut mieux pour toi, parce que c’est moi le spécialiste des poisons ! Si tu me fais un truc comme ça, je te jure que je te donnerai une potion de frigidité !
– Ah oui ? Mais nul besoin d’en arriver là, je ne te veux aucun mal, au contraire.
Il attaqua son melon.
– Qu’est-ce que c’est ? C’est la première fois que j’en mange, ça ne pousse pas dans mon pays.
– Quoi, tu n’as jamais mangé de melon ?
– Non, c’est frais ! J’aime beaucoup !
– Tu es surprenant !
– Euh, si tu le dis. Et donc, pourquoi on ne mange pas au réfectoire avec les autres ?
– C’est un tête-à-tête.
– Hein ?
– Un rendez-vous.
– Oui, je sais. Mais pourquoi que nous deux ?
– Ôte-moi d’un doute, tu n’es pas vierge quand même ?
– Si. Je consacre toute mon énergie à la danse.
Elle parut déçue et prit son aveu pour un défi.
– Mais quel rapport ? Tu peux avoir des aventures sans que ça affecte ta Magie. Au contraire même, ça peut la stimuler.
– Ah non, je préfère pas essayer. 439 ans que ça marche bien comme ça, je ne prends pas de risques.
Ludivine but d’un trait son verre de vin maison.
– Sérieusement… Tu n’as jamais éprouvé de désir durant toute ta vie ?
– Jamais. Mais notre lignée est spéciale, tu vois. On ne naît pas comme vous.
– Comme nous… ? Comment ça ?
– Je te raconterai un jour. Bref, tu vois, je garde toute ma Magie bien au chaud.
Ludivine soupira. Elle aurait bien du mal à le séduire, celui-là…
Vuk s’accouda au bar, maussade. Élève de la Maison du Loup Améthyste, son iroquois jaune et noir choquait l’œil. Vêtu en dandy déchu, il avait troué son linge pour se donner un style… très décalé. C’était une particularité du Loup Améthyste, tous les Élèves s’habillaient de façon excentrique, privilégiant le gothique, steampunk et les uniformes déchirés.
Ses ongles vernis de noir cliquetèrent sur son verre de « Violette Égarée », un alcool fleurant bon l’opium et les fleurs, avec une bonne dose de sucre pour faire passer le tout. Pia shaka une autre mixture pour ses amis.
– Je suis désolée, Vuk… Je suis sûre que tu vas retrouver ta pierre…
– Ouais, c’était un cadeau de Drahomir… S’il l’apprenait, il serait très déçu… Notre maison est extrêmement soudée.
Mila, une blonde au teint de porcelaine, des goggles posées sur son haut-de-forme, un décolleté presque indécent, une jupe ultra courte sur le devant et trop longue à l’arrière ; approuva.
– C’est sûr, mais tu vas la retrouver, j’en suis certaine.
Vuk soupira.
– Ouais… Ce serait bien… Elle n’a pas pu aller bien loin, je l’avais encore dans ma chambre. J’ai dû la faire tomber dans le couloir, mais pas moyen de la retrouver.
Pia agita son shakeur d’une main experte et puissante, sous ses allures tendres et fragiles.
– Peut-être que quelqu’un l’a ramassée ?
– Dans ce cas, ça s’appelle du vol !
– Oh tu sais, certains ne voient pas les choses comme ça.
Regnar se rapprocha, pipe à la bouche. Comptant parmi les Élèves les plus âgés de l’Académie, la cinquantaine bien tassée, il était souvent sollicité pour ses bons conseils. Père de trois filles, il avait pris la décision d’intégrer Almach’ Sabrelune sur le tard, pour des raisons personnelles. Très lié à Drahomir, il le secondait régulièrement, même si Vuk avait sa préférence. Le jeune rebelle avait fait preuve de loyauté au-delà de toute prudence, quitte à risquer sa vie pour celle de son patriarche. Drahomir était sensible à leur unité. Il considérait sa Maison comme une meute et se devait de protéger chacun de ses Élèves en tant que chef. À première vue, on pouvait le confondre avec une femme, mais il n’avait que faire du regard des autres. Lui et ses Élèves étaient des artistes, des incompris.
Regnar sortit un petit carnet de son veston. Des 10 Élèves de la Maison du Loup Améthyste, c’était celui qui arborait un style assez british, loin d’être grunge. Seules ses rouflaquettes blanches lui ajoutaient un petit quelque chose intemporel. Le nez cassé, le visage tout en angles, un menton en galoche très prononcé, les sourcils touffus ; il avait l’air naturellement sévère. Sa bouche très fine renforçait cette impression.
– Attendez. Qui pourrait passer par notre wagon ?
– N’importe qui… – maugréa Vuk.
– Bon, excluons déjà l’aile est.
– Et pourquoi ?
– Cette personne est tombée sur ton améthyste par hasard. Ce n’était pas prémédité. Elle passait par là. Alors, voyons… – il dessina en ajoutant des notes à l’écriture illisible – À notre droite, il y a le wagon de la Tortue Émeraude. Logiquement, ils doivent partir sur la droite pour franchir le wagon des Professeurs puis le Bar. Donc, je pencherai plutôt pour le wagon du Chat Noir qui est sur notre gauche. Là, ce serait logique puisqu’ils sont obligés de passer par là.
Mila objecta :
– Mais il y a le Lapin Argenté sous le nôtre.
– Comme je l’ai dit, c’est dû au hasard. Les Maisons Majeures et Mineures se mélangent rarement en dehors des repas. Nous n’avons rien à faire chez eux et eux chez nous, puisque les voies sont tracées pour faciliter le passage. Nous devrions interroger les Élèves du Chat Noir.
Vuk croisa les bras.
– Comme si le voleur allait me la rendre…
– Allons, mon garçon, nous trouverons une solution.
Il lui tapota l’épaule avec un clin d’œil. Il ressemblait à un grand-père intransigeant, mais jovial à ses heures. Affectueux, tout le monde l’aimait. Vuk sourit, il avait envie d’y croire.
Regnar prit les devants et toqua aux portes malgré l’heure tardive. Abygaël dormait trop profondément pour répondre. Mei-Lin se frotta les yeux.
– Oui ?...
– Pardon de vous réveiller, jeune demoiselle. J’ai perdu une jolie pierre précieuse de couleur violette. L’auriez-vous vue ?
– Non… Bonne nuit…
Encore endormie, elle repartit se coucher en laissant la porte ouverte. Regnar la ferma doucement. Il visita Aguarenne, beaucoup moins commode.
– Une améthyste ? Non, je ne l’ai pas vue. Mais si ça vaut cher, n’importe qui s’en emparerait.
– Vous êtes directe, vous…
– Ouais. Bonne chance.
Elle claqua la porte. Regnar focalisa son attention sur les chambres sans nom. Peut-être que le coupable se cachait là. Il toqua à la chambre de Fauster, mais n’obtint pas de réponse. Il se racla la gorge.
– Excusez-moi, il est possible que vous ayez ramassé un objet à moi.
Il toqua encore. Agacé, le jeune Mage siffla :
– Non, toutes mes possessions m’appartiennent… Partez…
– Pourrions-nous en discuter ?
– Non.
– Vous êtes suspect…
– Parce que je ne veux voir personne ?! Ha, ça fait de moi un voleur… Quelle belle mentalité…
– Non, ce n’est pas ce que je veux dire… Je cherche une améthyste.
Il y eut un silence. Puis :
– J’ai bien vu quelqu’un… Mais je ne suis pas du genre à causer des ennuis à qui que ce soit. Je ne suis lié à personne et je tiens à le rester.
– Je vous en prie, c’est un cadeau, il a une valeur affective inestimable…
– Un cadeau ?
– Oui, d’un ami cher… S’il vous plaît…
Fauster réfléchit puis soupira.
– Bon… Mais ne lui dites pas que c’est moi qui vous ai informé.
– Évidemment !
– C’est Jabun qui l’a.
– Qui ça ?
– Le nouveau qui a scotché son nom sur une porte vierge.
Regnar tourna la tête et remarqua un bout de papier déchiré sur lequel des lettres maladroites dansaient.
– Merci beaucoup, bonne soirée…
Il se pointa devant la porte et toqua un peu plus fort que nécessaire.
– Jabun ?
– Oui ?
Bêtement, l’apprenti Marabout sortit et se décomposa en voyant l’Écusson du Loup Améthyste sur le veston en pied-de-poule bleu et vert de l’homme mûr.
– Ah… Bonsoir…
– Vous avez quelque chose qui m’appartient…
Jabun déglutit, sa pomme d’Adam remonta.
– C’est-à-dire…
– Mon améthyste.
– Ah, elle est à vous…
Qu’il avait été stupide de la contempler entre son pouce et son index en regagnant son wagon… Quelqu’un avait dû le voir, mais qui ? Il n’avait pas fait attention…
Regnar fronça ses sourcils touffus.
– Oui, elle est à moi. Merci de me la rendre.
Son ton était sans réplique. Jabun la récupéra sur sa table de chevet et la glissa dans l’énorme paluche du barbon. Les yeux baissés, il songea qu’il pourrait lui expliquer pourquoi.
– Pardon… J’ai appris que l’année scolaire coûtait 8000 Écus. Et je n’ai pas cette somme. Je ne pensais pas à mal. Pour moi, ce n’était pas du vol. Souvent, les riches ne remarquent même pas quand ils égarent leurs bijoux…
– Je comprends. Ça aurait pu être le cas. Mais ici, tu ne rencontreras que des gens qui ont pris le strict minimum pour leur année scolaire.
– Oui… Je n’y ai pas pensé… Pardon… Vous ne le direz pas à Nerus, n’est-ce pas ?
– Nerus ?
– Vous êtes le Dirigeant de la Maison du Loup Améthyste.
Regnar éclata de rire.
– Oh non, pas du tout ! Je suis un Élève ! Plutôt âgé, je te le concède ! Mais non, je ne dirai rien, c’est oublié. Tu devrais tenter ta chance à la Foire de Pelliwick.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Une sorte de loterie avec des attractions. On ne sait jamais. Peut-être que le Destin te sourira. Ne recommence plus, hein ?
Jabun rougit.
– Promis.
– Bon garçon. Dors bien.
Il partit. Jabun, fébrile, ferma la porte et se demanda comment il allait faire. Il y avait peu de chances pour qu’il gagne à la loterie. Il fallait tenter, bien sûr… Mais il n’avait aucune garantie de remporter la somme, qui ne devait pas valoir 8000 Écus, très certainement…
Il se laissa choir sur son lit, déçu.
*
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