1 : Missive
Dans les terres glacées de Melith Harven se dresse Almach’ Sabrelune, un édifice titanesque, tout en hautes tourelles, fenêtres en ogive ; une merveille de l’architecture gothique. Le soleil ne parvient jamais à dissiper la brume qui l’entoure, encore moins la neige qui la drape, été comme hiver. C’est un monde froid, réputé pour la Magie qui l’imprègne, depuis la nuit des temps. À l’intérieur de ce Palais qui a vu grandir de prestigieux Magiciens, certains de ces derniers prodiguent leur enseignement à la nouvelle génération. Bien sûr, seuls les meilleurs intègrent les rangs. Douze Maisons se départagent le pouvoir, toutes plus exceptionnelles les unes que les autres.
Mais Almach’ Sabrelune n’est pas un endroit sûr. Les Élèves y disparaissent de plus en plus. Certains Professeurs également. C’est ainsi que débute notre histoire. 3 ans après la mort de Jean-Baptiste Delafonk, Dirigeant de la Maison du Chat Noir. Un courrier express s’est égaré durant tout ce temps. Et ce dernier stipulait…
« Cher Jean-Boniface Delafonk,
Suite au décès de votre père, ses fonctions vous reviennent de droit. Aussi, nous sollicitons votre présence au plus tôt afin d’enseigner dans la Maison du Chat Noir. Vous trouverez ci-joint un billet de train impérissable en partance vers Almach’ Sabrelune, ainsi qu’un pécule pour pourvoir à vos besoins.
Vos honoraires vous octroieront une vie aisée.
Nous vous attendons avec grande impatience au sein de notre famille.
Le Directeur,
Nerus Sangdor »
Jean-Boniface Delafonk, âgé de 439 ans, avait certes réussi à vaincre un Démon Majeur dans son village ; mais ses terres ne craignaient plus aucun danger depuis fort longtemps. Aussi avait-il abusé de la crédulité des gens pour subvenir à ses besoins. Il aurait pu quitter son pays, mais il l’aimait profondément. De fait, il regardait la lettre d’un air dubitatif.
Sa casbah se dressait tout à l’est de son village. Encore que le terme « village » valorisait beaucoup Ukutanda, du Royaume de Gwarana. Il n’y avait pour ainsi dire rien à y faire… Mais Jean-Boniface adorait étendre ses jambes la nuit venue, et boire un petit coup sous la lune. Physiquement, on ne lui donnait pas plus de la trentaine. Ses dreads noires et or tombaient sous sa nuque. La peau brune, les lèvres épaisses, des yeux ambrés en amande ; un boubou traditionnel orange, vert et jaune rappelait sa distinction.
Jabun, son apprenti, bavait d’envie. Avec l’accent du coin, il s’écria :
– Tu es invité dans la plus prestigieuse École de Magie du monde !
– Hey, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
– Enseigner la Sorcellerie !
– Mais je suis bien ici !
– Tu ne mènerais plus une vie misérable !
Jean-Boniface caressa sa barbe tressée, garnie de perles bleutées.
– Hum… Combien ?
– Je ne sais pas, mais les Professeurs de là-bas vivent décemment. On y serait bien !
– On ?
– Je viens avec toi !
– Ah non, toi tu t’occupes du village en mon absence !
– Il n’y a plus d’attaque démoniaque ! C’est ma chance d’apprendre ! Fais-moi rentrer dans ta Maison !
Élancé, tout en muscles, Jabun avait le bas du crâne rasé, des rayures stylisées tracées à ras du crâne. La peau ébène, les yeux bruns, les sourcils denses et le nez tout aussi large ; il chassait depuis de longues années à Ukutanda et ne possédait pas le moindre don.
– Jabun, tu es un chasseur, pas un Magicien.
– Je peux apprendre !
– C’est bien d’avoir la volonté, mais je ne sens rien chez toi ! Pour intégrer une école comme ça, il faut un minimum de capacités, tu vois ?
– Je peux les développer ! Je vais devenir un grand Marabout !
– Ça ne marche pas comme ça !
– C’est ce qu’on verra !
Jean-Boniface haussa les épaules, il ne cherchait même plus à le dissuader. Jabun était du genre tenace. Il allait au bout de ses rêves, aussi farfelus soient-ils. De fait, ils partirent ensemble. Jabun promit de rembourser son Mentor au plus tôt.
Jean-Boniface se demanda où sa lettre avait pu se perdre durant trois années. Il l’inspecta, la huma. Elle sentait la rose et l’eucalyptus. Légèrement froissée, mais parfaitement lisible, d’une écriture soignée, tout en boucles, en hauteur. Il fallait une extrême patience pour parvenir à une si belle calligraphie.
Une femme en tenue indigo et or l’observa quelques secondes avant de l’apostropher.
– Vous vous êtes trompé de wagon. Monsieur Jean-Boniface Delafonk, c’est bien ça ?
Des plumes prolongeaient son visage, ses mains, son dos… Elle ressemblait à une chouette, sans doute y était-elle apparentée.
– Oui, c’est bien moi.
– Votre cabine est en première classe, avec les autres Professeurs.
– J’ai ma propre cabine ?
Habitué à l’aridité des terres de Gwarana, où la nourriture demeurait un mets précieux ; se voir offrir un tel luxe choquait le Mage. La dame écarquilla ses grands yeux mobiles.
– Bien sûr… Au fait, qu’est-ce qui vous retenait ces trois dernières années ?
– Je chassais le mal dans mon village. D’ailleurs, je viens à peine de recevoir la lettre.
– Seulement maintenant ?
Elle soupira. Il enchaîna :
– Comment tu t’appelles ?
– Mme Effraie.
– Comme la chouette ?
Son nez ressemblait fortement à un bec.
– Oui, comme la chouette… Vous n’avez jamais voyagé jusque-là ?
– Rarement. J’aime mon village.
– On raconte que vous avez 500 ans.
– Hey, 439 !
Elle pouffa.
– Oui, c’est presque pareil, pour vous ça ne doit pas faire une grande différence.
– Non, c’est sûr. Mais quand même.
Effraie baissa d’un ton, l’air emprunté.
– Au fait, mes condoléances pour votre père…
– Oh, je ne le connaissais pas tellement, donc ne t’en fais pas.
– Ah, d’accord… Bien, votre cabine est tout à gauche, après le réfectoire et le bar.
– Il y a un bar ici ?
– Oui, ce train dispose de tout le confort nécessaire. Le voyage sera long.
– Long comment ?
– 2 semaines.
– Héééé ! C’est très long ça !
– Autant rendre le trajet agréable.
Elle lui tendit la clé de sa cabine. Jean-Boniface s’en empara et emporta son sac dashiki vers la gauche, titubant lorsque le train cahotait trop vivement. Il préférait la terre ferme… Quantité de monde se pressait, se croisait, discutait dans un brouhaha continu. Ça non plus, il n’aimait pas… Dans son village, ils étaient peu nombreux. Il trouvait toujours des moments de calme en s’isolant. Bon, s’il avait sa propre cabine, il aurait peut-être un peu de répit.
Il y avait trois wagons-restaurants immenses, c’était impressionnant. Tout transpirait le luxe ; des napperons crème aux petits vases garnis de fleurs pourpres, les rideaux en velours dans les mêmes tons, ainsi que le tapis sous ses pieds, piqueté d’or. Les chaises à hauts dosserets présentaient un coussin rembourré pour soulager le séant de l’élite. Jean-Boniface pesta, il n’avait pas sa place ici.
Jabun n’était plus là, sans doute cherchait-il sa cabine lui aussi. Un homme distingué, un monocle sur son œil gauche, le précéda. Lorsqu’il le remarqua, il s’arrêta, puis posa ses deux valises en cuir. Vêtu d’un épais manteau gris foncé et vert, une cravate émeraude, un pantalon sur mesure et un veston assorti ; il lissa sa moustache grise. Ses cheveux mi-longs rebiquaient en anglaises.
– Oh, mais vous êtes… le Professeur Delafonk ?
– Oui, c’est bien moi. Et vous êtes ?
– Je suis le Professeur Helbman, de la Maison du Cerf Automnal.
– Il y a beaucoup de Maisons ?
– 6 Majeures et 6 Mineures.
– Ah oui ? Je ne sais pas comment ça fonctionne…
– Laissez-moi vous expliquer, mais hâtons-nous dans nos quartiers, c’est bruyant par ici…
Visiblement, le Professeur Helbman connaissait le train comme sa poche. Sans doute avait-il l’habitude d’effectuer le trajet. Il s’arrêta devant une des douze portes qui s’espaçaient, frappées du nom de leur propriétaire respectif à l’or rouge, un matériau rare et précieux. La clé dorée tourna dans la serrure et Helbman entra. Il posa ses valises avec soulagement et se redressa en craquant. À 64 ans, ses rhumatismes le faisaient souffrir. Mais il ne devait pas se plaindre, ce cher Gregory souffrait bien plus que lui.
– Oh, mais peut-être souhaitez-vous vous délester, suis-je bête ! Vos quartiers sont vides depuis 3 ans, je ne suis pas certain qu’ils seront confortables… Vous devriez demander à Vera de s’en charger.
– Vera ?
– La bonne. Elle nettoie ici. Elle fait du très bon travail. Mais nous n’étions pas sûrs que vous viendriez, voyez-vous… Cela fait 3 ans que nous vous avons contacté… La Maison du Chat Noir est vide depuis tout ce temps…
– Personne n’a pris mes fonctions ?
– Non hélas. Votre chambre est tout au fond.
Helbman pointa son index ganté de blanc dans la bonne direction. Cet homme transpirait l’élégance. Mais loin d’être snob, il se montrait chaleureux et bienveillant.
Jean-Boniface s’éloigna à petites enjambées, puis s’arrêta devant la porte de sa cabine qui étalait son nom dans une écriture trop sophistiquée à son goût. Comment allait-il se fondre dans ce cadre de richards ?
Le Mage Noir actionna la poignée, la porte grinça légèrement. Cette cabine n’avait pas servi depuis longtemps, sans doute bien plus que 3 ans. Peut-être que son père avait élu domicile à Almach’ Sabrelune ?
Une fine couche de poussière recouvrait les lattes de bois clair. Ces dernières craquèrent sous ses pieds chaussés de cuir tressé rudimentaire. Des toiles encoignaient les murs. Jean-Boniface frissonna, il avait beau maîtriser les forces obscures, il détestait les araignées… Il omettrait toutes les leçons les concernant, ses Élèves se débrouilleraient sans…
La baignoire présentait des traces de vieillesse. Ce train était magnifique, sauf sa chambre. Même les serviettes posées sur le rebord sentaient le renfermé. Jean-Boniface reprit sa mallette et sortit. Un valet de pied à queue de lézard passait par là. La peau écailleuse, légèrement luisante, ses paupières nictitantes se refermaient à la verticale régulièrement. De même, sa langue rentrait et sortait fréquemment, mais Jean-Boniface ne connaissait pas la vomérolfaction, ce système propre aux lézards qui leur permettait d’analyser les odeurs dans leur bouche.
– Excusez-moi !
– Monsieur ?
– Ma chambre n’est pas très propre…
Le jeune homme parut surpris.
– Pas très propre, Monsieur ?
– Oui, est-ce que ce serait possible d’enlever les araignées ? La poussière ne me dérange pas, mais elles…
– C’est quelle chambre ?
– La 1206.
Interloqué, Blank se tordit les doigts.
– Ah oui, cette chambre-là… Personne ne l’occupe jamais, c’est pour ça… Elle a été brièvement nettoyée il y a 3 ans.
– Je vois ça… Ce serait possible d’enlever les toiles ?
– Tout de suite, Monsieur… Pardon pour la gêne occasionnée. Laissez-moi 1h, le bar est gratuit pour tous les Professeurs.
– Merci, j’irai tout à l’heure. J’aimerais faire connaissance avec les gens à bord.
– Très bien.
Blank s’inclina poliment et se hâta de réunir seaux, produits et serpillières. Jean-Boniface en profita pour retourner voir le Professeur Helbman. Ce dernier n’avait pas quitté sa cabine, extrêmement propre. Elle rutilait littéralement.
Le Marabout expliqua :
– Ma chambre ne sera pas disponible tout de suite…
– C’est ce que je craignais…
Le Professeur du Cerf Automnal nettoya son monocle méticuleusement. Jean-Boniface reprit :
– Tu m’as dit qu’il y a 6 Maisons Majeures et 6 Maisons Mineures.
– C’est cela. On ne peut guère considérer que les Maisons Majeures aient un potentiel plus exacerbé, seulement elles sont privilégiées…
– Comment ça marche ?
– Pour intégrer l’Académie ? Il y a un concours d’entrée, seuls les meilleurs sont pris. 10 places pour chaque Maison. Mais je vous avoue que celle de la Tortue Émeraude ne compte jamais plus de 5 Élèves…
– Pourquoi ?
– C’est une caste de Soigneurs. Peu d’Élèves souhaitent embrasser cette vocation. Par ailleurs, Gregory Greenhill est très âgé et n’a trouvé aucun successeur pour se retirer… Il enseigne depuis fort longtemps…
– Un de ses Élèves pourrait le remplacer, non ?
– Nul ne le souhaite. Cette Maison est la plus méprisée de toutes, après celle du Lapin Argenté, cela va sans dire.
Jean-Boniface ne cacha pas sa surprise.
– Ah bon… Je ne comprends pas pourquoi…
– La Tortue Émeraude… C’est un nom singulier…
– Les Maisons font toutes référence à des couleurs ou des pierres précieuses. L’Émeraude est verte, vous remarquerez que Gregory en est très friand.
– Hum… Et moi je suis noir, à la tête de la Maison du Chat Noir, c’est fait exprès ?
– Ma foi, je n’y ai jamais pensé… Votre père aussi, et ses Élèves étaient mixtes. Comme presque personne n’est au courant que vous êtes à bord de ce train, il n’y aura pas foule parmi les candidats…
– D’habitude, ils sont combien ?
– Une centaine, bien sûr.
– Tant que ça ?!
– Les Maisons qui officient à Almach’ Sabrelune octroient une garantie de savoir absolu.
Le regard de Jean-Boniface dériva, songeur.
– À ce point… Je crois que le Directeur s’est trompé… Je suis un Marabout, pas un enseignant…
– Vous avez vaincu un Démon Majeur il y a longtemps, n’est-ce pas ?
– Oui, mais c’est tout. Le reste n’a rien d’exceptionnel…
– Tous les Hauts Faits sont recensés. Ensuite, le Directeur contacte le Mage qui lui semble le plus approprié pour intégrer l’Académie.
– Écoute, Helbman… Tu me permets que je te tutoie ?
– Bien sûr, en vérité, vous me tutoyez depuis un moment…
Jean-Boniface l’ignora.
– Je ne me sens pas à ma place ici… Regarde ces rideaux en velours, là… La moquette, la dentelle, tout ça… De là où je viens, on vit simplement…
– Je comprends. Gwarana est réputée pour être aride.
– Oui, et j’ai mis une semaine à pied pour atteindre la gare la plus proche…
– Ah oui… J’en suis navré… J’espère tout de même que vous finirez par vous sentir chez vous…
– Je ne crois pas… Mais je vais faire un effort… Peut-être qu’une fois là-bas, ça ira mieux ?
– Oh oui, la neige est magnifique, vous verrez !
Jean-Boniface haussa un sourcil.
– La neige ? Il fait froid là-bas ?
– Eh bien, oui… Melith Harven est un endroit où il pleut beaucoup. Et quand il ne pleut pas, il neige…
Jean-Boniface rouspéta.
– Il ne manquait plus que ça ! Je ne supporte pas le froid…
– L’école vous fournira tout le confort nécessaire, je vous rassure.
– Quand on est habitué à une température de 40°, comment tu veux qu’on fasse ?
Helbman toussota, quelque peu froissé.
– Certes… Je ne sais quoi dire pour vous réconforter, je regrette…
– Ha… T’inquiète pas. Tu es gentil. Les autres Professeurs sont comme toi ?
– Oh, pas Harold…
– Harold ?
– C’est un jeune homme condescendant. C’est sa troisième année en tant que Professeur, de même pour Ludivine. Il y a 3 ans, trois Professeurs ont trouvé la mort. Les Dirigeants de la Maison du Renard Vespéral, de la Chouette Indigo et du Chat Noir…
Le Marabout sourcilla.
– Comment ça ?
– Je n’en sais pas plus, je regrette… Leur mort est un mystère que nul n’a résolu…
– Et on m’invite là-bas ? À risquer ma peau ?
Le grison toussota.
– Ne voyez pas les choses de cette manière…
– Tu veux que je les voie comment ? Mon père s’est fait tuer si je comprends bien…
Helbman détourna le regard et couina d’une voix ridicule :
– On ne sait pas… Vraiment…
– Comment ça, vous ne savez pas ?
– C’est arrivé soudainement… Il n’y avait aucune blessure, rien… Nous ignorons ce qui s’est passé…
– Et personne n’a enquêté ?
– Si, mais ça n’a rien donné… Écoutez, ne vous tracassez pas avec cette histoire. Pour l’instant, vous êtes à bord du Sangcuivré, profitez du voyage.
– Eh ben, même son nom m’inspire pas confiance…
Le Professeur du Cerf Automnal sourit affablement pour l’encourager à passer à autre chose. Mais l’esprit de Jean-Boniface s’agitait à présent sous l’effet de l’inquiétude. Comment trois Professeurs avaient trouvé la mort en même temps, il y a 3 ans ? Dans quelle galère se fourrait-il ?...
Le bar dégageait une atmosphère cosy et vaniteuse tout à la fois. Un lieu dédié aux riches en dehors des réalités, pour qui tout service se doit d’être effectué à la seconde.
De hauts tabourets rouges rembourrés s’élançaient à distance égale, des sofas encadraient des tables basses en verre un peu plus loin. Et bien sûr, la devanture garnie d’alcools en tous genres augurait de bons moments.
Une jeune femme à la peau bronzée shakait sa préparation bleu clair, les yeux baissés. Devant elle, un jeune homme agitait son long fume-cigarette face à son verre, le dos très droit. Dans un costume indigo et blanc, de minuscules lunettes rondes sur son nez pointu ; il incarnait l’arrogance. Ses cheveux auburn ébouriffés arboraient une coupe démodée, il avait des yeux violets de tueur et dégageait un parfum de lys hiémal.
Il lampa son fond de verre et en redemanda un autre. La jeune femme en tenue de serveuse noire et blanche acquiesça sans broncher. Mais quand Jean-Boniface prit place à côté du snob, ce dernier manqua s’étrangler. La couleur de peau, la tenue, l’accent quand il s’adressa à Pia ; tout lui fit l’effet d’un électrochoc.
Le Marabout s’enquit :
– Hé quoi ? Y a un problème ?
– Un problème ?! Vous me posez la question ?! Vous êtes revenu d’entre les morts !… Par quel moyen ?...
– Ah non, je suis bien vivant.
Le jeune homme redressa ses petites lunettes.
– Vous êtes donc son fils… L’héritier qui a mis 3 ans pour daigner se manifester… – il reprit contenance et attaqua de nouveau – Comment osez-vous monter à bord du train dans cette tenue ?!
– C’est ma tenue traditionnelle, en quoi c’est un problème ?
– Visiblement, vous n’avez pas votre place dans notre Académie, tout comme votre père ! Prenez garde, ça lui a coûté la vie !
Jean-Boniface plissa ses yeux jaunes félins.
– C’est une menace ?
– Un constat ! Almach’ Sabrelune est un lieu de prestige qui n’accueille guère les pouilleux qui vivent dans des casbahs !
– Toi, tu es raciste.
– Non, c’est un constat, rien de plus ! – il cria – Pia, il vient ce verre ?!
– Tout de suite, Monsieur…
Jean-Boniface se redressa.
– Et tu te laisses traiter comme ça ? Il ne faut pas, tu sais. Cet homme est raciste, tu ne dois pas te laisser écraser.
– Nul ne doit manquer de respect à Harold Lancaster…
– Harold… C’est donc toi…
– Je tiens à ce que vous me vouvoyiez.
Jean-Boniface sourit.
– Et moi, je tiens à ce que tu ne me traites pas comme du guano. J’ai l’impression que tu n’aimes pas beaucoup ma couleur de peau, Harold.
– C’est votre personne, dans son intégralité… Ceux qui dirigent la Maison du Chat Noir sont des gens mauvais…
– Ouh, ce que tu es raciste ! Papa, il était ce qu’il était, mais on est tous différents. Il est parti à mes 9 ans. Je le connais peu, tu vois. Mais me dire ça, ce serait comme me sortir que tous les nécessiteux sont mauvais parce qu’ils sont pauvres.
Harold le pensait également. Il saisit le verre de cocktail élancé et but la mixture bleutée un peu trop vite à cause de l’énervement. Sa langue et sa gorge le brûlèrent.
– Je sais faire la différence ! Là, c’est un fait, tous les Dirigeants de votre Maison ont semé le chaos !
– Si tu ne prends que Papa comme exemple, ça fait un peu léger.
Harold faillit ajouter quelque chose mais s’abstint. Il remonta ses petites lunettes, rajusta la rose à sa boutonnière et partit. Le Marabout commenta :
– Il est pas commode celui-là…
Pia précisa :
– Harold prend tout le monde de haut.
– À ses yeux, la Maison de la Chouette Indigo est la meilleure. Pourtant, il arrive toujours deuxième lors du classement de fin d’année.
– Il y a un classement ?
– Oui. De ce que j’ai compris, ils attribuent des points, lors des batailles par exemple.
– Des batailles ?
– Oui, interclasses. Il y a déjà eu quelques morts, par accident…
– J’ai de moins en moins envie d’aller là-bas, moi… Dis Pia, tu me sers un petit verre ?
– Bien sûr, qu’est-ce qui vous tente ?
– Ha, j’en sais rien. Tu as quoi comme alcools ?
– De tout en fait. Mais surtout, c’est moi qui les prépare.
Jean-Boniface sourit, surpris.
– C’est pas vrai ?
– Si. Je suis une excellente barmaid, triée sur le volet. J’aurais préféré apprendre l’art des potions, mais je n’ai aucun pouvoir…
– Ah, t’es pas la seule…
– Hein ?
– Rien, je pensais à un nouvel Élève… Donc euh… Le rose fluo, là, c’est à quoi ?
Elle le désigna.
– Ah, lui ? Mélange maison citron-framboise. Très sucré, on ne sent pas l’alcool dedans.
– Hé, mais c’est traître ! Tes clients ils se resservent, et ils en reprennent encore une fois soûls !
Pia se couvrit la bouche d’un geste élégant.
– Hihi, oui ! Généralement, leurs langues se délient et j’en apprends beaucoup !
Jean-Boniface tapa gentiment sur le comptoir.
– Tu es géniale, toi ! Je t’aime déjà ! Tu es une espionne en fait ! Dis, tu veux travailler pour moi ?
– Ha, je ne travaille pour personne ! J’écoute, c’est tout.
– Oui, mais tu pourrais me rapporter ce que tu entends… Je t’embauche si tu veux.
Pia faillit faire tomber son shaker.
– Hein ?!
– Pour de vrai, je te rémunère et te recrute en qualité d’espionne de la Maison du Chat Noir.
– Vous êtes… le fils de Monsieur Delafonk, pas vrai ?
– Oui. Il est célèbre Papa, on dirait.
– Oh oui… Attendez, il me reste une brochure dans un coin…
La barmaid lui servit son verre et farfouilla sous son comptoir. Elle enleva l’élastique d’un prospectus qui présentait Almach’ Sabrelune comme un lieu idyllique. Des décors de rêve, du faste, des promesses exquises… Plus Jean-Boniface le consultait, plus il se crispait.
– Ça pue cette histoire… Ils mettent trop de trucs en avant, en général ça cache quelque chose… Et là, c’est du gros…
Pia s’accouda rêveusement.
– Vous croyez ? Moi, j’ai toujours rêvé d’intégrer l’École… J’ai 32 ans maintenant et aucun pouvoir n’a émergé…
– Parfois, ça vient tardivement, tout n’est pas perdu.
Une voix s’insurgea :
– C’est pas ce que tu m’as dit !
Jabun s’était assis discrètement un peu plus loin.
– Jabun ?! Je ne t’ai pas entendu approcher… Tu n’as pas besoin d’utiliser tes capacités de chasseur pour me surprendre.
Jabun tempêta :
– Pourquoi elle pourrait développer des dons à 32 ans et pas moi ?!
– Parce que Pia a un petit potentiel, je le sens.
– C’est vrai ?! – s’écria joyeusement l’intéressée.
– Oui, tout petit, mais quand même.
Jabun pesta.
– Moi aussi, c’est juste enfoui !
– Ha, tu n’abandonneras jamais, hein ?
– Jamais ! Au fait, j’ai croisé un drôle de type à la coupe de cheveux bizarre. Il m’a presque craché à la figure.
Une lueur espiègle brilla dans les prunelles de Jean-Boniface.
– Qu’il essaie, je lui donnerai un laxatif décapant. Il peut m’insulter, mais il ne touche pas à mes Élèves.
– Ah, donc tu me considères comme ton Élève !
– Disons qu’on se connaît bien et que je dois assurer ta sécurité.
Pia apprécia sa réaction.
– Si j’avais un don, je rejoindrais votre Maison avec plaisir…
– Ben t’as qu’à venir.
Elle rougit.
– Mais même si j’ai un petit potentiel, ça ne suffira pas pour l’Examen d’entrée…
– Moi je dis, essaie quand même. Ça vaut le coup. Et au fait, pour mon père, c’est quoi le rapport avec la brochure ?
La jeune femme tourna quelques pages et posa son index sur un paragraphe encadré d’un rinceau automnal.
– Ici.
Le Marabout lut d’abord l’en-tête : « Éminences qui ont contribué à fortifier Almach’ Sabrelune grâce à leur intelligence, leurs prouesses et leurs Hauts Faits. »
« Professeur Jean-Baptiste Delafonk : Pourfendeur de Calomnies, de Déchéances et d’Intarissables. A remporté la Guerre du Fer et du Cristal. A terrassé Hulmuk le Flegme, Berya l’Arachnide et sauvé ainsi le continent de Porterya. A ouvert 16 écoles mineures dans le monde pour que le savoir perdure, par-delà les frontières. Guerrier, Envoûteur, Marabout, Maître des Potions ; Jean-Baptiste Delafonk a œuvré pour le bien de ses pairs et a apporté ses lumières durant les 10 ans d’enseignement durant lesquels il a exercé à Almach’ Sabrelune. Nos cœurs lui témoignent notre affection sincère, pour des siècles et des siècles. »
Jean-Boniface hocha la tête.
– C’est très joli. Je ne sais pas s’il en mérite tant, mais ça fait plaisir.
Pia approuva.
– Oh oui, votre père était un grand homme !
– Je ne sais pas. À croire que tout le monde le connaissait personnellement.
– Bien sûr !
– Quoi, toi aussi ?
Pia s’esclaffa.
– Évidemment ! Il a bu plusieurs litres de mes spécialités lors d’une des traversées !
– Haha, sacré Papa !
Pia sourit, perdue dans ses souvenirs.
– Lui et Gregory étaient de très bons amis.
– Gregory… La Tortue Émeraude, c’est ça ?
– Oui, c’est ça. Un vieil homme charmant ! Très lent, mais charmant !
Les tortues se déplaçaient toujours lentement. Est-ce que Gregory marchait déjà tout doucement dans sa jeunesse ? Quel lien existait-il entre une Maison et son Dirigeant ?
– Tu crois que nos Maisons nous influencent vraiment ?
– Plus qu’on ne le pense ! Enfin, ce n’est que mon avis, je ne suis pas Magicienne !
– Ça ne t’empêche pas d’avoir une opinion. Je me demande ce qui ressort chez moi…
Pia gloussa.
– Vous avez les yeux jaunes et… votre peau…
– Bah quoi ? Oui je suis noir, faut appeler un chat un chat !
– J’ai toujours peur que ce soit mal interprété…
– En quoi ? Tu m’insultes pas. Pas vrai, Jabun ?
– Non, pas comme l’autre à lunettes…
L’adolescent compulsait l’ouvrage avec beaucoup d’intérêt, au point d’oublier de réclamer un verre. À moins que son absence d’argent ne lui ait fait réaliser qu’il ne pouvait se le permettre. Son mentor demanda :
– Pia, tu as des boissons sans alcool ?
– Quelques-unes.
Elle lui présenta une carte complète. Le thé, café, lait, jus d’orange ; s’avéraient plus cher.
– Hé ! Pourquoi tout ce qui ne contient pas d’alcool est plus cher ?!
– Je n’ai pas fixé les tarifs, désolée…
Jean-Boniface soupira.
– Bon, pas grave… Jabun, tu veux quoi ?
– Le même truc que toi.
Le Mage Noir lui donna une pichenette derrière le crâne.
– Tu as 17 ans, Jabun ! Tu n’as pas l’âge pour ça !
Pia décréta :
– Oh vous savez, les Élèves consomment énormément !
– Même s’ils ne sont pas adultes ?
– Disons que l’on peut s’arranger…
Jean-Boniface s’insurgea :
– Mais c’est un trafic en fait ! Tu vends les cocktails à prix cassé, tu récupères des informations une fois qu’ils sont ivres et sûrement du bénéfice de la part de ceux qui te soudoient !
Elle toussota.
– Hem, c’est le Directeur qui gère tout ça…
L’attention de Jean-Boniface se retrouva complètement absorbée. Son sentiment de révolte s’effilocha.
– Le Directeur… Nerus, c’est ça ?
– Oui.
– Tu l’as déjà vu ?
– Non, jamais. C’est un homme occupé.
Occupé ? En qualité de Directeur ? Jean-Boniface ignorait en quoi consistait cette position. Il imaginait de la paperasse sur un bureau, et après ?
– J’ai hâte de le rencontrer. Savoir pourquoi il m’a choisi pour occuper la Maison du Chat Noir…
– J’imagine que c’est parce que votre père s’en chargeait auparavant. Par contre, je ne pense pas qu’une rencontre sera possible.
– Hein ? Comment ça ?
– Eh bien, personne n’a jamais vu Nerus. Il envoie des courriers et tamponne la paperasse, mais nul ne s’entretient jamais avec lui…
– Je ne comprends pas… Comment ça marche dans ce cas ? Pour les examens, tout ça ?
– Il lit les résultats et donne ou non son approbation.
Le Marabout caressa sa barbe distinguée.
– Encore plus bizarre… Plus j’en apprends, plus je trouve ça louche, pas vrai Jabun ?
Jabun rêvassait devant le fascicule.
– Moi je trouve ça incroyable… J’ai rêvé toute ma vie de quitter ma casbah et de me faire un nom…
Il se mit à pleurer d’émotion. Jean-Boniface soupira.
– Et voilà qu’il pleure… Jabun, sérieusement…
– Désolé, mais c’est mon rêve qui devient réalité !
– Pas encore, il y a un examen d’entrée à passer et seulement 10 places.
– Hein ?...
Il se décomposa.
– Eh oui, Jabun. Je t’avais dit que c’est un métier difficile. Helbman m’a confié que plusieurs centaines d’Élèves se présentent chaque année. Mais je te rassure, il devrait y en avoir peu cette fois, vu que ma Maison est vide depuis 3 ans…
– Je vais y arriver…
– Ne prends pas la grosse tête, Jabun. L’Examen sert à prouver que tu as de vrais talents, tu comprends, hein ?
L’adolescent déglutit.
– Oui, mais j’y arriverai quand même…
– Ha, Jabun… Qu’est-ce que je vais faire de toi… Pia, sers-lui un jus d’orange s’il te plaît. Il se prend déjà pour un grand Marabout… Lorsqu’un Élève expérimenté va le remettre à sa place, il va déchanter…
La barmaid confia :
– Surtout que les Élèves ne sont pas des tendres, en particulier ceux d’Erya, d’Harold et de Conderina.
– C’est qui ça ?
– Erya ? La Cheffe de Maison de l’Hermine Immaculée.
– Une hermine, c’est comme une zorille, non ? Très mignon !
– Euh… Ne vous y fiez pas, c’est une teigne… Quant à Conderina, elle dirige les Lions Écarlates. Sa force brute dépasse celle de tous les autres. Avec sa hache légendaire, elle dégomme tout…
– Rien que ça…
Pia lui montra la photo de Conderina dans le fascicule : une femme hautaine et sûre d’elle, armée d’une hache large et haute, hérissée de pointes pourpres sur son manche, qui évoquait un nuage scintillant ; elle souriait.
– C’est elle qui remporte la 1ère place chaque année, au grand dam d’Harold.
– Si elle arrive à agacer Harold, je la vois comme une alliée potentielle.
Pia haussa les épaules.
– Je ne sais pas. Elle reste polie avec tout le monde, mais c’est une excentrique toujours pressée. Elle forme ses Élèves de façon extrême… Croyez-moi, ils se musclent, changent leur régime alimentaire et, même enrhumés, ils courent encore…
Cette révélation ébranla Jean-Boniface.
– Les Profs ont le droit de faire ça ?...
– Vous avez quasiment tout pouvoir dans votre Maison, tant que Nerus Sangdor donne son aval.
Au moins, le Directeur s’impliquait sur ce point.
– Moi, mon truc, c’est la danse.
– La danse ?
– Je zouke.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Quoi, tu connais pas ? Attends. – il se leva – Jabun, avec moi !
Tout en entonnant un air langoureux, Jean-Boniface remua. De puissantes volutes émergèrent tout autour de lui en halo ténébreux, strié de lueurs rouges. Jabun l’imita, mais aucune lumière n’apparut.
Pia les applaudit.
– C’est très entraînant !
– Viens, viens, je t’apprends !
Enthousiaste, Pia quitta son comptoir et se laissa guider joyeusement. Quand Jean-Boniface dansait, tout le monde ressentait l’envie de le suivre, c’était contagieux. Il communiquait sa bonne humeur et sa gentillesse avec un sourire éclatant. Ses canines étaient un peu plus pointues que la normale, sans doute en raccord avec son animal totem.
– Eh bien, c’est animé par ici !
La femme qui venait d’arriver était fort peu vêtue. Des draperies quasi transparentes retenues par des fibules audacieuses masquaient à peine sa peau délicate. Une épaisse crinière rousse, des yeux mauves, une bouche gourmande soulignée d’un grain de beauté à gauche, la peau laiteuse sans être maladive, des bracelets dorés ; elle aurait pu incarner la Déesse de l’amour.
Ses cils papillonnèrent, aguicheurs.
– Professeur Delafonk, c’est cela ?
– Tout le monde me connaît, y a plus de surprise !
Elle s’approcha langoureusement.
– Hum… Il y a toujours des surprises, dans des lieux mystérieux et exotiques qui amènent vers d’heureux rivages…
– Je comprends pas de quoi tu parles. Tu veux danser aussi ?
– Avec plaisir !
La jeune femme sensuelle se colla à lui. Jabun déglutit avec peine, cette demoiselle, très jeune selon son estimation, incarnait tous ses fantasmes. La moitié des seins exhibés, son parfum de rose et d’encens mélangé à l’odeur de caramel dans ses cheveux rendait fou n’importe qui… sauf Jean-Boniface. Nul charme n’était parvenu à le séduire en 439 ans.
Au terme d’un zouk endiablé, Jean-Boniface, en sueur, retourna s’asseoir. Il se servit lui-même un verre de Rêve Fruité.
– Hou, c’était bien !
Pia rejeta son énorme tresse en arrière et épongea son front échevelé. La Déesse éventa son décolleté pigeonnant. Jabun le regardait avec insistance, ce qui lui valut une nouvelle tape à l’arrière du crâne.
– Jabun ! Ça ne se fait pas !
– Pardon, mais… Tu as vu, elle montre tout…
– Et alors ? Au village, les femmes ne portent rien et tu n’en fais pas tout un plat !
– C’est différent, elle est bien plus belle !
– Je ne sais pas, pour moi tout le monde est beau. – il focalisa son attention sur l’inconnue – Et donc, comment tu t’appelles, toi ?
La jeune femme vida son verre d’un trait, les glaçons clinquèrent quand elle le reposa bruyamment.
– Oh c’est vrai, je ne me suis pas présentée, pardon. Je suis Ludivine Eralden, Dirigeante de la Maison du Renard Vespéral.
Jean-Boniface soupira.
– Vous êtes trop nombreux, comment je vais me rappeler de tout ça ?
– Héhé, vous vous souviendrez de moi, Professeur !
Elle lui adressa un petit clin d’œil entendu, auquel il ne prêta nulle signification.
– J’espère. J’ai du mal à retenir vos noms à tous.
– Ça viendra ! – elle croisa les doigts sous son menton avec appétit – Et donc… célibataire ?
– Oui, pourquoi ?
– Étonnant, vous êtes bel homme !
– J’ai 439 ans. Je suis bien conservé, pas vrai ? C’est parce que je zouke tous les jours.
– Et c’est tout ?
– Ah, je suis immortel aussi.
Ludivine appuya l’ongle de son index sur sa lèvre inférieure.
– Hum… Je n’ai jamais testé…
– Testé quoi ?
– Un homme de Gwarana, viril et immortel…
– Je ne comprends pas…
Jabun chuchota :
– Elle te drague…
– Ah ! Ludivine, désolé, mais je suis pas intéressé…
– Comment ça ?
– Je ne ressens pas d’attraction, ce genre de choses.
Ludivina souffla d’une voix rauque :
– Je te promets qu’avec moi, tu la ressentiras…
Jabun opina de la tête.
– Ah ça, c’est sûr…
Jean-Boniface le morigéna :
– Jabun ! Tu n’es vraiment pas poli ! En plus, elle est Prof ! Ce genre de relations est interdit, pas vrai ?
– Tout à fait. Mais entre enseignants, aucun souci…
Le Marabout haussa les épaules.
– Désolé, ça ne m’intéresse pas.
– Tu es sûr ? Tu n’aimerais pas dîner en ma compagnie ?
– Ah si, pourquoi pas ?
– Alors, disons… ce soir, 19h dans ma cabine ?
– Mais, il y a un réfectoire, non ?
– Oui, mais en privé c’est mieux, tu vois ?
Ludivine appuya légèrement sa main sur son épaule. Jean-Boniface acquiesça.
– Bon, si tu veux. Mais en toute amitié par contre.
– En toute amitié…
Elle glissa une main volage dans sa chevelure tout en épis et repartit, ses longues jambes luisant légèrement sous l’éclat des lustres en cristal. Jean-Boniface commenta :
– Elle est bizarre, vous ne trouvez pas ?
Pia s’assit plus confortablement.
– La Maison de Ludivine a conscience de ses faiblesses. C’est une charmeuse qui remporte la victoire en déstabilisant ses adversaires.
– Eh ben, elle ne va rien gagner du tout avec moi…
– Avec vous peut-être, mais face à vos Élèves…
Jabun bavait toujours. Effectivement… Le Mage Noir approuva.
– Ha… C’est pas faux… D’ailleurs, tu as déjà vu mes Élèves ?
– Cette année, vous voulez dire ?
– Ben, ceux que tu connais.
– Je n’en connais que deux qui continuent de faire le trajet depuis 3 ans maintenant, même si votre Maison est vide.
– Quelle persévérance… Comment ils s’appellent ?
Pia donna un coup de chiffon sur son comptoir.
– Il y a Abygaël, une fille qui a tout le temps l’air endormie. Et Fauster, un anxieux qui ne supporte plus le moindre contact.
– Ça promet… Et tous les autres ? Papa n’enseignait pas qu’à deux Élèves quand même ?
Le visage de Pia se ferma imperceptiblement.
– Non en effet, il avait bien 10 Élèves. Mais au terme de cette année-là, il n’en avait plus que 8. Jean-Baptiste, ainsi que deux autres Professeurs, sont morts comme vous le savez…
– Et les deux Élèves décédés, c’est encore un mystère, je présume ?
– Pas vraiment. Ils sont morts par accident lors de la dernière Bataille des Maisons.
Désarçonné, Jean-Boniface balbutia :
– Mais ça a l’air violent ce truc… Les Élèves savent dans quoi ils s’embarquent avant de signer ?...
– Oui. Ils financent leur scolarité en le sachant.
– Attends… Les cours sont payants ?
– Bien sûr. 8000 Écus l’année, à payer d’avance.
Il siffla.
– Il va vraiment falloir que je discute avec Nerus… Depuis quand le savoir devient payant ?
– C’est parce que c’est l’École de Magie la plus prestigieuse.
– Non, c’est parce que c’est une pourriture capitaliste.
Pia rougit.
– Je ne crois pas qu’il apprécierait votre discours…
– Je vais te dire Pia, je suis un homme direct. Je dis ce que je pense, que ça plaise ou non. On m’accepte comme je suis. Tant qu’on ne me cherche pas d’ennuis, je suis cool avec tout le monde.
Jabun maugréa :
– Mais tu es dur avec moi !
– Parce que tu as choisi cette vocation. – il regarda la petite horloge fleurie clouée à gauche des rangées de bouteilles – Tiens, ma cabine doit être prête depuis longtemps. Jabun, la tienne est comment ?
– Il y a une baignoire dedans et des latrines modernes.
Pia les dévisagea, le mot latrines n’était guère usité.
– Les toilettes ? Il y en a dans chaque cabine… Par contre, l’eau du bain ne peut être tirée qu’une fois par jour pour éviter les abus.
Jean-Boniface se caressa la barbe, intrigué.
– Comment est acheminée l’eau ?
– Par la tuyauterie, elle circule dans tout le train. Il suffit de tirer sur la corde et l’eau coule.
– De l’eau chaude ?
– Oui, tout à fait.
Le Marabout hocha la tête gravement. Chez lui, c’était à l’eau froide et pas tous les jours. Quel luxe !
Curieux, il quitta le bar pour se rendre dans sa chambre.
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